18 - GRAND SAINT ANTOINE - LE DERNIER VOYAGE - LE BRUSC / LIVOURNE
La mystérieuse escale du Brusc
Deux jours de navigation en pleine mer et le vaisseau, poussé par le vent d’est, atteint la côte provençale. Il passe au large de Toulon qui accueille les vaisseaux de la marine royale, déborde le cap Sicié avant de se glisser parmi les îles des Embiez et de mouiller dans la baie du Brusc.
C’est essentiellement un lieu de mouillage idéal pour les navires marchands lourdement chargés de blé.
La rade foraine du Brusc est donc exclusivement un lieu de communication et de contact pour vendre le blé. Le Grand Saint-Antoine n’est pas porteur de blé. Pourquoi n’a-t-il pas suivi la route directe qui mène à Marseille ?
Tarder à décharger une cargaison riche et attendue est un non-sens commercial, la foire annuelle de Beaucaire où se vendent notamment les soieries et les tissus a lieu dans deux mois.
La rade foraine du Brusc est choisie intentionnellement par Jean-Baptiste Chataud. Il a reconnu les symptômes de la peste à bord de son navire.
Connaissant la réglementation sanitaire stricte du Bureau de la Santé de Marseille, il ne pourra pas donner à l’intendant de Santé des explications sérieuses de la mort pendant la traversée de cinq membres de son équipage. Il est de sa responsabilité et de celle du subrécargue d’informer rapidement, impérativement, les autres intéressés du navire. C’est la seule raison pour expliquer cette discrète escale.
A-t-il envoyé un « exprès » vers Marseille ? Guette-t-il un émissaire chargé de lui fournir des consignes ?
Le pouvoir de décision revient de plein droit aux armateurs.
Des instructions sont données, les intéressés se sont déplacés au Brusc.
[Benoit de Maillet, ancien consul dans les Échelles et informateur de la Cour, précisera lors d’un procès à venir que « le sieur Estelle et autres intéressés du vaisseau étaient allés à la pointe du jour voir le capitaine Chataud et avaient avec lui une conversation secrète de plus d’une heure... »].
La situation sanitaire à bord du navire est alarmante, une maladie qu’il n’ose nommer, des morts, la certitude d’une quarantaine qui serait effectuée dans des conditions rudes et désastreuses pour le vaisseau suspect, et la perte inévitable de la cargaison.
Jean-Baptiste Estelle découvre les soieries, les tissus, les cotons et les indiennes, une cargaison riche qu’il faut sauver quels qu’en soient les moyens.
il donne ordre au capitaine de se rendre à Livourne « pour consulter sur la maladie », un ultime recours pour une contre-expertise médicale.
Les orages contraignent le Grand Saint-Antoine à s’attarder au mouillage. Durant ces jours d’attente forcée, selon le mémoire écrit en 1756 par Geoffroy d’Antrechaux, premier consul lieutenant du roi à Toulon « deux jeunes femmes de Toulon qui y avaient leur mari embarqués se rendirent au mouillage. Elles en rapportèrent chacune une pièce de bourre…» Toulon aurait pu être frappé par l’épidémie de peste mais par bonheur la bourre (pacotilles) n’était pas infectée comme la soie !
Livourne
14 au 19 mai 1720 - C’est un port renommé de la Méditerranée situé dans les états du Grand-duc de Toscane à quelques lieues de Pise. Beaucoup d’étrangers y sont attirés par la franchise de son commerce. Les droits sur chaque balle de marchandise, quels qu’en soient le volume et la valeur sont modiques. Ici on ne visite jamais les marchandises débarquées, le négoce y est roi. C’est une ville considérable, riche, peuplée et agréable par sa propreté. Les Grecs et les Arméniens ont leurs églises et les juifs disposent d’une belle synagogue. Ses larges rues tirées au cordeau sont ceinturées par une enceinte fortifiée renforcée par une citadelle imposante. Les vaisseaux et les navires s’abritent derrière un double môle marqué de part et d’autre de l’entrée du port par le Bureau de la Santé et le lazaret.
Le Grand Saint-Antoine aborde la rade de Livourne, poussé par le mauvais temps. Baptiste Giberton, comme d’autres marins, pense que les vivres qui se trouvent à bord sont de mauvaise qualité et suppose même qu’elles peuvent être à l’origine de la maladie. Alors, toutes les provisions sont renouvelées et cet arrêt donne le temps de consulter sur la maladie, pour savoir et pour comprendre. Tous redoutent qu’il s’agisse effectivement de la peste.
Jean-Baptiste Chataud se rend immédiatement à la « maison de santé ». Aux intendants, il montre sa patente nette délivrée à Seyde et complétée à Tripoli de Syrie et Chypre, puis il déclare les cinq morts successifs pendant le voyage. Il signale trois nouveaux malades : deux matelots et le mousse du capitaine Carré. Pour ces derniers, il précise les symptômes qu’il a pu reconnaître. Les intendants décident de tenir le vaisseau en un lieu écarté de la plage et de le faire surveiller par les gardes. Un chirurgien est dépêché à bord du Grand Saint-Antoine et quelques « rafraîchissements » sont distribués à l’équipage. C’est un terme qui, dans la Marine, désigne toute sorte de vivres frais, du pain, de la viande, des légumes et des fruits. Ce mot révèle aussi le penchant des marins pour le tabac, l’ail et l’eau-de-vie.
Le lendemain, Jean-Baptiste Chataud enrôle un nouveau chirurgien, Elzéard Grasset, originaire du Comtat Venaissin, pour servir de chirurgien navigant. Il est jeune, au sortir de l’adolescence. Il est recruté pour apporter ses connaissances mais surtout, pour ne pas donner prise aux questions des intendants de santé marseillais qui pourraient être insidieuses.
Ce même jour, les deux matelots et le mousse du capitaine Carré, malades, meurent subitement.
Les dépouilles sont portées dans la chaloupe du capitaine Chataud, déposées sur le rivage et dénudées. Le chirurgien et le médecin italien commis d’office visitent les corps et rédigent leur rapport pendant que l’on transporte les cadavres sur le petit môle proche de la consigne sanitaire. Puis ils donnent permission aux marins de la chaloupe du capitaine Chataud de les ensevelir promptement dans les Infirmeries Saint-Jacques.
Marcello Ittieri, médecin de la Santé consigne dans le registre d’État de Livourne l’attestation que nous pouvons traduire comme suit : « Livourne, le 17 mai 1720 … après la visite que j’ai faite des dits cadavres que j’ai trouvés tout recouverts de taches livides, j’en déduis que les trois personnes étaient mortes de fièvre maligne pestilentielle. »
Cette belle formule, cache l’ignorance et la résignation d’une certaine médecine réservée et discrète. Fièvre signifie ferveur, ébullition ou effervescence. On impute à la fièvre « la pourriture, les taches pourprées ou livides, les éruptions miliaires, l’infection contagieuse, les colliquations, la malignité, les cours de ventre, le flux de sang, les pustules... Dans ces conditions on distingue les fièvres « putrides (accompagnées de pourriture), pourpreuses (rougeole, vérole), miliaires (vésiculaires), contagieuses, colliquatives (décomposition du sang), malignes, diarrhitiques, dissentériques, pétéchiales (avec des taches sur la peau).... » La fièvre maligne se distingue par des symptômes dominants tels « le spasme, les angoisses, la prostration des forces, les colliquations, les inflammations, le délire et les gangrènes". L’expression fièvre maligne évoque une « fièvre qui est mauvaise parce qu’elle ne peut pas vaincre la cause de la maladie dont les effets sont redoutables. » La fièvre maligne pestilentielle est toujours « accompagnée de taches extérieures, de bubons, de parotides (ganglions) suivant la nature de la coagulation du sang. » En résumé, elle n’est peut-être qu’une banale maladie épidémique putride.
Les trois hommes ne seraient donc pas morts de la peste. Les autorités portuaires remettent l’attestation de visite des cadavres au capitaine Chataud. La patente de santé aux quatre escales est certifiée « nette » et aucune autre formule ne peut les compléter.
Les médecins italiens n’ont pas identifié, ni reconnu la peste. Ils laissent à d’autres la responsabilité de la reconnaissance d’un péril qui va s’affirmer au fil des jours.
Extraits: Un homme, un navire, la peste de 1720 - Michel GOURY